Trait d’union entre la rue de la Cité et la place du Marché, la rue du Pont fut, jusqu’en 1875, année du percement de la rue Léopold, la principale voie de communication entre le centre de la ville et Outremeuse. Au milieu d un quartier à l’intense activité commerciale, la rue du Pont est parallèle à la rue de la Goffe et à Neuvice, agréable voie piétonne.

Toutes trois sont reliées par la rue de la Boucherie et la venelle du Carré, appelée jusqu’au XVIe siècle ruelle “Malprové”. En 1590, elle devint “ruelle dite du Quarreit” puis “du Quarré” et, enfin, “du Carré”, altération du nom d’un ancien habitant de l’endroit. L’étroite ruelle, souvenir de voies resserrées du moyen-âge, est bordée de hauts murs ouverts de portes basses, issues secondaires des magasins voisins.
Le passant ne remarque pas toujours la façade n° 6 : les allèges raidies de croix de Saint-André et les baies à croisée de bois font de cette construction un excellent témoin de l’architecture de style mosan, en colombage et briques. La maison porte une date fraîchement peinte : 1690.
Le chroniqueur liégeois du XIVe siècle, Jean d’Outremeuse, relate que la rue, bâtie sur des arcades et des voûtes, servait elle-même de pont, ce qui aurait déterminé le nom de l’endroit. C’est peu probable, car aucun cours d’eau couvert n’existait à cet endroit. Cependant, une branche de la Légia parcourait la rue du Pont sur toute sa longueur, coulant en son milieu, dans une espèce de canal à ciel ouvert qui subsistait dans la seconde moitié du XVIIe siècle.

La rue est peut-être légèrement antérieure à la construction du premier pont des Arches réalisée sous l’épiscopat de Réginard (1025 – 1038) : en effet, une charte de 1026 cite comme témoin Lietminne de Ponte, certes un des plus vieux habitants de la rue. Celle-ci doit son nom à ce premier pont qui, posant sur sept arches en grès houiller, fut détruit en 1410 à la suite d’une forte inondation et son emplacement se modifia quelque peu. A l’origine, il se situait dans le prolongement de la rue, la reliant à la Chaussée-des-Prés. En 1911 , la première arche fut mise à jour dans la de la Cité, la seconde subsiste la cave du bâtiment portant le n°2, impasse du Vieux Pont des Arches (pour l’histoire du pont, consultez : Jean Lejeune, Les Van Eyck , peintres de Liège et de sa cathédrale, p. 127 et suivantes).
La rue du Pont était fermée, vers la rue de la Cité, par un arvô, entrée charretière, qui subsistait au XVe siècle. Elle occupait une situation privilégiée dans la vie économique de la Cité, à proximité du quai de la Goffe où arrivaient, par bateaux, le sel et de nombreuses marchandises. Comme de nos jours, la rue était bordée de magasins. Jean d’Outremeuse signale surtout les…
…fabricants et débitants d’instruments en bois tels que : cuillères, escuelez (écuelles), tailheurs (plats sur lesquels on coupe les viandes), saiserons (salières) et fiseais (fuseaux). On y voyait aussi des marchands de cordes, proches de la Goffe, des marchands de semences et des pots d’étainier…
cité dans Théodore Gobert, Les rues de Liège
Véritables publicistes, les marchands d’étains installés au Cheval d’Or à l’angle de la rue du Pont et du quai de la Goffe lancent en 1770 l’avis suivant :
Les Sieurs Evrard, Daiwail et Englebert, tous trois anciens Maîtres et Marchands potier d’étain, demeurant dans la rue du Pont, paroisse Sainte-Catherine, à Liège, donnent avis que, s’étant associés, l’on trouve maintenant chez eux, telles vaisselles qu’on souhaite, imitant celles d’argent du dernier goût, en oval et en rond , à contours et autres, en étain d’Angleterre ou la Rose, à aussi juste prix qu’on les peut tirer de l’étranger.
Aujourd’hui, le promeneur attentif peut retrouver dans la rue le même type de commerce. L’origine de la dénomination de la voie remonte au XIe siècle ; une certaine pérennité se retrouve dans son activité. Que reste-t-il du visage de la rue après les nombreux bouleversements qui marquèrent la ville et le quartier ?
Comme partout ailleurs, le sac de la Cité par Charles le Téméraire en 1468 ne laissa que ruines en la rue du Pont. En juin 1691, le maréchal français de Boufflers bombarda le quartier. Les boulets lancés de la Chartreuse incendièrent des centaines d’habitations dans le quartier de la Goffe ; l’hôtel de la Violette est un des premiers édifices détruits. Etienne Hélin fait justement remarquer que “comme la dévastation est limitée à un bande relativement étroite, les circonstances sont favorables à une reconstruction ordonnée. C ‘est bien ce que comprirent les contemporains et l’Historia leodensis les montre animés du désir de reconstruire ce que le feu avait consumé. Ils avaient le projet d’élargir les rues du quartier et ils élaborèrent un plan pour les travaux de première urgence” (Etienne Hélin, Le paysage urbain de Liège). La rue du Pont fut, comme ses voisines, reconstruite très rapidement et élargie entre 1691 et 1697.
Avant d’examiner la trentaine de maisons anciennes que conserve la rue, penchons-nous, comme le fit Théodore Gobert, sur quelques immeubles disparus.

Citons, par exemple, à l’angle de Féronstrée et de la rue du Pont, la Halle et la Boucherie des Vignerons démolie en 1839. Les bêtes attendaient leur tour d’exécution, à la suite l’une de l’autre, dans la rue. La boucherie était trop exiguë pour contenir tout le bétail.
A l’angle de la rue de la Boucherie, une belle demeure, témoin de l’architecture gothico-renaissance, fut démolie en 1884. En maçonneries mixtes, chaînés aux angles, les deux étages posaient sur un haut rez-de-chaussée percé de deux portes en plein cintre, des cordons-larmiers manquaient les niveaux éclairés de baies au linteau en accolade. Une frise de briques bordait la bâtière fort raide à croupe couverte d’ardoises.
Derrière cette habitation , se trouvait l’hospice fondé par Jean Mostard en 1336. Il était le fils de Jean de Velroux, dit Mostard ou Mostarde, l’un des principaux bourgeois de Liège et bourgmestre en 1309.
Au XIVe siècle, nombreux étaient les voyageurs qui désiraient séjourner en ville. Les hospices des Capucins, Saint-Jean-Baptiste et Saint-Julien entre autres ne suffisaient plus à héberger les malheureux sans toit. Jean Mostard légua plusieurs maisons et de nombreuses rentes pour assurer le bien-être et la survivance de l’hospice, dédié à la mère du Seigneur. Mais les Liégeois l’appelèrent surtout “hospice à la Moutarde“. Une chapelle desservait cet établissement qui accueillait les malheureux pendant trois nuits. Hébergés, ils étaient aussi nourris : du pain et du fromage accompagnés d’un pot de bière. Comme nous l’avons dit, cet hospice n’avait pas de façade à rue. Construit aux dépens de jardins, on y pénétrait par une allée en forme de corridor, certains bâtiments cependant s’ancraient vers la rue de la Boucherie. Après la mort de son fondateur, l’asile continua sa mission. En 1686, un texte nous raconte :
…on y reçoit les pèlerins de Saint-Jacques et de Notre-Dame de Lorette, y ayant sept lits pour les loger. L’on y chauffe aussi de pauvres pendant l’hiver et, avec ce qui reste, on distribue tous les ans aux pauvres de la paroisse Saint-André, au Noël et le jour du vendredi saint, du pain et une pièce d’argent à chaque, et cela par ordre des mambours de la dite église paroissiale.
Sous la Révolution française, les bâtiments devinrent propriété de la République. L’institution était complètement fermée le 13 juin 1797, les revenus allèrent à la commission des hospices civils.

De nombreuses enseignes animaient la rue, témoins du goût artistique et populaire de nos corporations. Le prince-évêque Maximilien-Henri de Bavière avait ordonné en 1657 que “toutes les enseignes de maisons, au lieu d’être suspendues, fussent retirées et appliquées contre les murailles dans le terme d’un mois...” C’est à ce moment-là que se multiplièrent au-dessus des commerces les enseignes en pierre sculptée. Th. Gobert et Ch. Bury, l’amoureux des enseignes liégeoises, nous énumèrent celles de la rue du Pont. Voici notamment la Main bleue, le Mouton noir, la Croix d’or, le Soleil, aux trois Mouettes, l’Ange d’or, aux Trois Harengs, le Cheval blanc, le Perron d’or, les Trois couronnes d’Or, le Coq d’Or, la Balance, le Lion rouge, le Bethléem… : sujets religieux, thèmes allégoriques, emblèmes naïfs ou parlant qui donnaient à la rue sa couleur et sa physionomie.
Laissons là les souvenirs. La rue du Pont conserve encore la plupart des nombreuses façades anciennes qui retracent deux siècles d’architecture liégeoise.
Le XVIIe siècle est figuré dans la rue par le n° 22, témoin de la construction en briques et colombage. Si le rez-de-chaussée est défiguré, les trois étages de hauteur dégressive, en légère saillie, sont intacts : les fenêtres, jadis à croisée de bois, sont entourées de croix de Saint-André. Six petites ouvertures se répètent sous la corniche à cymbales , semblable à celle de la maison Havart et du palais Curtius. Une haute toiture à double versant, couverte d’ardoises, coiffe la maison. En face de cette demeure, s’ouvre la rue de la Boucherie dont le côté droit offre un remarquable alignement de façades également en pans de bois, aux étages à « sèyeûte » ou encorbellement.
Du style Renaissance mosane, la rue conserve peu de souvenirs. Nous citerons en exemple le n° 48, mélange d’éléments de tradition médiévale comme la croisée ou le meneau de fenêtres en calcaire et la bâtière raide et des caractéristiques autres : maçonneries mixtes, les niveaux de proportion dégressive et la présence d’arc de décharge. Dans la seconde moitié du siècle, comme ici, les corniches à cymbales firent place peu à peu à de simples corbeaux de bois équarris.

Mais voici la fin du XVIIe siècle et 1691, date fatidique pour la ville, marque un tournant dans l’évolution de l’architecture civile. C’est l’époque, nous l’avons remarqué, d’une reconstruction rapide et intensive, caractérisée par l’emploi généralisé du calcaire et un abandon partiel des styles locaux avec le rejet de la croisée de pierre. La rue garde deux témoins de cette époque : le n° 19 à l’enseigne du Perron d’Or, datée de 1687 et le n° 25 Au Coq d’Or. Dès l’abord, un élément nouveau est significatif : la sculpture est intimement mêlée à l’architecture. Au niveau des allèges, c’est-à-dire sous le seuil des fenêtres, d’habiles sculpteurs représentent des rinceaux de feuilles d’acanthe, des grappes de fruits, des couronnes de laurier, des palmes agrémentées de rubans. Albert Puters (Architecture privée au pays de Liège) voit dans ce nouveau goût liégeois l’ influence du sculpteur Jean Del Cour (1627-1707) et il suppute la trace de son ciseau dans les façades de la rue du Pont, façades de calcaire où l’on ne sait s’il faut plus admirer la qualité du motif ou la sobriété de la réalisation. Toute proche, Neuvice présente encore quelques très beaux témoins de cette façon de construire à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles.
Voici la première moitié du XVIIIe siècle. Le visage des maisons se modifie et s’éclaire. Au début, l’influence du style mosan est forte : des cordons dans le prolongement des croisillons disparus accentuent l’horizontalité des façades. Les piédroits des baies se prolongent enserrant les allèges qui de plus en plus seront ornées de cartouches aux coins écornés. Une modification importante intervient aussi dans le linteau des fenêtres, maintenant frappé d’une clé. La rue du Pont nous en offre un bel exemple en la maison portant le n° 9 et datée de 1720. Les trois étages sont largement éclairés de fenêtres jointives au linteau simulant tas de charge, les piédroits sont coupés de refends, enserrant un seuil mouluré. Entre les cartouches écornés, l’enseigne présente un mouton noir, de belle qualité. Tout le long de la rue, l’évolution architecturale s’illustre : ici, au n° 4, les linteaux s’échancrent, c’est le milieu du siècle ; là, une clé devient passante (n° 14)…
Une maison également du XVIIIe siècle, le n° 43, en calcaire peint, présente encore au passant deux enseignes : l’une agrémentée de deux épées croisées et enrubannées, l’autre frappée d’une colombe entourée de rayons, peut-être le Saint-Esprit ? Selon Th. Gobert, cette maison fut souvent rebaptisée A l’épée, Au nom de Jésus au XVIIIe siècle, Au Saint-Esprit, toujours au XVIIIe siècle et enfin A la Croisette au XIXe siècle.
La longue demeure portant le n° 26-28 remplace deux maisons : celle du Pourceau d’Or du XVIe siècle à 1660 et une autre A l’Etoile et A l’Axe du Moulin, dès le XVIe siècle. Aujourd’hui, c’est une longue demeure construite vers le milieu du XVIIIe siècle. La façade à rue est entièrement en calcaire. Au-dessus du portail primitif disparu lors de l’aménagement d’un magasin, une belle baie en arc en plein cintre s’orne d’une clé accostée de guirlandes.
Notre promenade architecturale se termine dans cette rue qui présente aussi des témoins du XIXe siècle et du XXe. Quittons-la sur cette vue de 1895 (ci-dessous). A l’aube d’un siècle trépidant, deux charmantes jeunes filles font leurs emplettes à la Cloche d’Or, un petit chien noir au milieu de la rue ne craint pas les calèches. Regardez ce jeune dandy, en face de la Pipe d’Or : il brandit fièrement une canne, protégé des ardeurs du soleil par un canoter enrubanné. Attardons-nous un instant devant les deux vitrines de gauche : porcelaines, verreries et cristaux exposés à la vue de tous, attirent le passant…
Ann CHEVALIER & Marie-Ange REMY

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- Charles BURY, Les enseignes liégeoises en pierre sculptée, dans le Bulletin de la Société royale le Vieux Liège, n° 158, t. VIII, juillet-septembre 1967.
- Théodore GOBERT, Liège à travers les âges. Les rues de Liège, t. V, Liège, G. Thone, 1928.
- ETIENNE HELIN, Le paysage urbain de Liège avant la révolution industrielle, Liège, Ed. de la Commission communale de l’Ancien pays de Liège, 1963 (Coll. • Documents et Mémoires », fasc. VI).
- L’Inventaire du Patrimoine monumental de la Ville de Liège. Liège, Soledi, 1974.
- Jean LEJEUNE, Les Van Eyck, peintres de Liège et de sa cathédrale. Liège, G. Thone, 1956.
- Albert PUTERS, Architecture privée au pays de Liège. Liège, Printing C0, 1940.
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L’intégralité du magazine La Vie liégeoise n°10 d’octobre 1974, d’où est extraite cette fiche de notre topoguide, est disponible au téléchargement (PDF avec reconnaissance de caractère) dans la documenta…
